Depuis
quelque temps fleurissent sur les murs des villes
françaises des affiches au slogan brutal :
« Non à la Turquie dans lEurope
». Signées Philippe de Villiers, ces
affiches ne sont malheureusement pas un épiphénomène.
Car cest toute la société politique
française qui semble soudain découvrir
quil était entendu depuis des années
que la Turquie était européenne, et
que, par conséquent, la question de son entrée
dans lUnion Européenne navait rien
dincongru. En pleine campagne pour les élections
européennes - et cela nest bien sûr
pas un hasard - chacun y va de son argument pour dénier
à la Turquie la capacité à atteindre
les critères qui lui donnaient le droit dentrer
en négociation avec lUnion Européenne.
On reproche à la Turquie son manque de démocratie
(dans les versions les plus « mesurées
» de ce discours anti-turc), ou carrément
le fait que 95 % de la population soit de confession
musulmane. Car, au-delà de la bonne conscience
de gauche ou des arguments économiques de droite,
cest sans doute un racisme latent ou affirmé
quil faut débusquer derrière cette
soudaine crise. Aujourdhui, la Turquie nest
pas moins démocratique que ne létaient
les pays de lEst qui viennent dentrer
dans lUnion après sêtre débarrassés
de la tradition totalitaire communiste.
En effet, pourquoi se demander maintenant si la Turquie
peut prétendre à lEurope ? Quelle
urgence y a-t-il à mettre en doute la validité
non pas dune candidature, mais de simples négociations
en vue dune candidature qui ne devrait pas pouvoir
être effective avant près dune
dizaine dannées ? Nest-ce pas en
grande partie parce que la Turquie nest pas
judéo-chrétienne et que cela choque
une société française devenue
obsédée par lIslam depuis les
attentats du 11 septembre, alors même quelle
ignore presque tout de cette religion ? Les hommes
politiques en mal de votes nont plus quà
surfer sur la vague : discours pro-djihad dans les
mosquées, débat sur le port du voile
à lécole, crainte dattentats
émanant de groupes « islamistes »
Tout se mêle et se confond pour créer
une peur du musulman, incarnée en loccurrence
par la Turquie, qui a le tort davoir une population
jeune et dynamique, et donc paradoxalement menaçante.
Les 70 millions dhabitants qui vivent en Turquie
inquiètent la vieille Europe si peu fertile.
En France, cette campagne inique et artificielle touche
de plein fouet les 400 000 Turcs ou Français
dorigine turque vivant dans lHexagone.
Malheureusement, il semble que les préjugés
ont la vie dure en France et que ces migrants qui
vivent et travaillent chez nous depuis des années
restent des étrangers, incarnation, finalement,
de léchec de lassimilation à
la française. Cest pourtant oublier que
trois générations doriginaires
de Turquie vivent en France, et que si les Turcs les
plus âgés sont peut-être mal intégrés,
leurs petits-enfants, eux, sont plus Français
que Turcs. Ils sont allés à lécole
de la République, maîtrisent mieux le
français que le turc, et vivent assurément
comme nimporte quel Français. Noublions
pas quen leur temps, les Italiens, les Portugais,
les Espagnols, les Polonais furent eux aussi des étrangers
en France. Qui se soucie maintenant de démêler
leur ascendance ? Arrêtons de faire croire que
les originaires de Turquie vivant en France refusent
systématiquement de sintégrer
à la société française,
et quils ne sont ici que pour gagner de largent
à renvoyer dans leur pays dorigine. Est-ce
leur faute si les Français « de souche
» refusent les travaux les plus pénibles
ou les moins valorisants ? Est-ce leur faute si la
société française ne considère
que le degré dassimilation pour distinguer
un immigré dun Français ? Limmigré
nest « visible » que lorsquil
est « caricatural » et quil ressemble
à la représentation que le Français
sen fait. On ne retient que le père de
famille qui a convaincu ses filles daller à
lécole voilées et de refuser dassister
aux cours déducation physique. On oublie
tous ceux qui travaillent dans les mêmes entreprises
que nous, parlant la même langue que nous, shabillent
comme nous, ne se distinguant plus de nous en apparence.
Car la France veut assimiler et non intégrer.
Elle perd du même coup une richesse inestimable,
celle qui vient de lAutre.
Rappelons que cela fait maintenant quarante ans que
limmigration en provenance de la Turquie vers
lEurope a commencé. Sur cette période,
on peut distinguer deux grands types de politiques
migratoires. Celle issue de la culture anglo-saxonne
opte pour lacceptation de la pluri-culturalité
et le contrôle des différentes cultures
par la culture dominante. En France au contraire,
on prône lassimilation. La faillite de
la première approche sobserve facilement
dans les ghettos pakistanais qui se sont formés
dans les banlieues de Londres. Quant à léchec
de lapproche à la française, il
est contesté non seulement par les victimes
de cette politique, mais aussi démontré
par le simple fait que les hommes politiques cherchent
désespérément aujourdhui
de nouvelles solutions pour lintégration.
Il est certain aussi que lon a perdu du temps
dans des débats révolus du type jus
solis, jus sanguis.
Le niveau de multiculturalisme atteint par une société
oblige celle-ci à redéfinir un certain
nombre de ses structures et idées fondamentales.
Jusque dans les années 1980, lécole
était considérée par tous les
pays européens recevant des immigrés
comme un moyen dassimilation. Non seulement
lassimilation na pas réussi pour
les première et deuxième générations
denfants éduqués dans les écoles
européennes, mais pire encore, une grande partie
des enfants dimmigrés a développé
une réaction à la « culture daccueil
» ! Cest seulement après cette
défaite que lon a commencé à
parler de lenseignement interculturel. Depuis,
même si elles restent limitées, plusieurs
tentatives ont été entreprises pour
remédier à cette situation, mais aucune
politique éducative na pu être
mise en place. Les politiques officielles visant à
« intégrer » les étrangers
dans la société où ils vivent
furent des échecs à cause de propositions
et de pratiques qui ne furent quunilatérales.
Il ne faut plus que les étrangers, seuls, adoptent
la société française ; on a longtemps
fermé les yeux sur le fait que la société
française devait, elle aussi, adopter ses étrangers.
La différence nest pas seulement le signe
dune civilisation, mais aussi une valeur humaine.
Ladhésion de la Turquie à lEurope
doterait celle-ci dune ouverture desprit
et dune tolérance garantissant la paix.
Les personnes de culture et de tradition différentes
qui vivent ensemble doivent communiquer pour se connaître
mutuellement tout en protégeant et gardant
leurs propres particularités, leurs différences.
Alors seulement, un dialogue sinstaurera, dans
lequel la compréhension et le respect mutuel
prendront la place des préjugés.