Un
jour, en me promenant au marché aux livres,
un livre en grec attira mon attention... Une fois
que j'eus trouvé les livres que je recherchais,
je demandai également le prix de celui-ci.
Le bouquiniste, un istanbouliote distingué,
me raconta que ce livre était toujours resté
sur une étagère sans jamais trouver
acquéreur, depuis que son grand-père,
bouquiniste lui aussi, l'avait racheté avec
d'autres ouvrages à une pauvre grecque appelée
Marika...
Mon
grand-père et ma grand-mère avaient
émigré de Crète, et le nom du
quartier que nous habitions alors était "le
Quartier Crétois". Le crétois était
très parlé dans notre maison ainsi que
dans le quartier. Les histoires que m'avaient raconté
mes parents et les vieux du quartier avaient formé
dans ma mémoire "un mythe crétois".
J'ai pensé à tout ceci en un clin d'il,
et bien que ne pouvant le lire, j'ai acheté
le livre. Le crétois parlé dans le quartier
s'était modifié avec le temps et n'avait
naturellement pas de relation avec le grec... La première
et la deuxième génération maîtrisaient
très bien la langue, mais quant à la
troisième, elle se contentait de la comprendre
un peu.
Notre
enfance manifestait les stigmates indescriptibles
de cette langue mystique intouchable et invisible...
Quand les personnes âgées ne voulaient
pas que nous écoutions, elles parlaient toujours
dans cette langue. Même si nous ne comprenions
pas leur signification, nous apprenions par cur certaines
expressions, des chansons et des tekerleme
1. Nous avions grand plaisir
à traiter Hasan, l'idiot du quartier,
de "Hasanyo tararo kuzulo afise me den boro"
2, -bien que ne sachant pas
le sens de cette phrase- ,et nous étions extrêmement
excités lorsque nous courrions dans tous les
sens pour éviter les cailloux qu'il jetait
sur nous...
Des années plus tard, lorsque par un pied de
nez du destin je me suis retrouvé à
Athènes, et pour sept ans en plus, j'ai repensé
à ce livre. Une fois que j'ai pu me débrouiller
en grec, j'ai demandé à mon frère
de me l'envoyer. J'ai lu le titre du livre en un clin
d'il. Je n'arrivais pas à y croire, je l'ai
relu, et relu, et relu encore... Mais ce que je lisais
n'était pas du grec ! C'était écrit
avec l'alphabet grec, mais c'était du turc
!
3
C'était
du karamanli, c'est-à-dire du turc écrit
avec l'alphabet grec. Je me réjouis de posséder
un livre si intéressant et si précieux...
Cherchant dans les tas de livres d'un bouquiniste
à Athènes, j'avais trouvé beaucoup
de livres en turc. Le propriétaire qui connaissaient
mes centres d'intérêt me dit : "j'ai
en ma possession quelques livres publiés en
Asie Mineure. Ils doivent être écrit
en grec ancien, car c'est incompréhensible".
Et pour trouver ces livres, il monta à l'aide
d'une échelle à roulette et à
crochet au niveau de la dernière étagère
qui se trouvait à au moins huit-neuf mètres
du sol. Parmi des centaines de livres, il en prit
trois 4 comme s'il les avait
mis de ses propres mains, et il redescendit tout doucement
comme il avait monté. Ces livres étaient
écrits en karamanli, mais pour vous dire la
vérité, je ne lui ai dit cela qu'une
fois avoir payer et acheter les livres ! On peut débattre
sur le niveau de moralité de mon attitude.
D'un autre côté, les passionnés
de livres et les collectionneurs d'objets anciens
le savent, lorsque vous faites ressentir que vous
connaissez la valeur, l'origine et le genre de l'objet
que vous cherchez ou que vous trouvez, il est certain
que la valeur de cette objet sera multipliée
par deux ou trois.
À
ce propos, je vais vous narrer un souvenir. C'était
mes premiers mois à Paris. Après être
sorti des cours de français à la Sorbonne,
j'eu envie de me promener. J'aperçus une petite
boutique d'antiquités dans une rue reculée
du quartier de l'Odéon. Je suis rentré
pour y jeter un coup d'oeil, ou plutôt j'ai
essayé d'y entrer. Un coffre rempli de centaines
de tableaux de toutes dimensions attira mon attention,
et j'ai commencé à les regarder. Une
demi-heure se passa ainsi que soudain, j'ai eu l'impression
de voir des traits familiers. Tous les tableaux de
ce coffre étaient soit sans signature, ou soit
signés par des peintres inconnus. Leur prix
variait entre cent à trois cent francs. En
regardant attentivement le tableau, j'ai compris qu'il
avait été réalisé par
Fikret Mualla. D'ailleurs, son nom était visible.
Le propriétaire de la boutique me signala qu'il
était à vendre pour trois cent francs
lorsque je lui demanda son prix. Mais voyez vous,
je n'avais pas autant d'argent sur moi. Je le pria
donc de mettre ce tableau de côté jusqu'à
demain, ce qu'il accepta volontiers. Sur ce, il me
demanda si je connaissais le peintre. Je lui ai répondu
que oui, qu'il était un peintre turc, et je
lui ai racontais qu'il avait vécu de longues
années à Paris.
Et
même au cours de français, j'ai racontais
cet événement en rédaction. Dès
la fin du cours, je me suis précipité
chez l'antiquaire. Après les salutations d'usage,
j'ai sorti les trois cents francs et j'ai demandé
le tableau. L'homme, d'un ton très banal me
dit : "Excusez-moi, mais mon associé l'a
vendu par erreur !".
Quatre-cinq
mois plus tard, j'appris qu'une boutique du Marché
des Antiquaires du Louvre exposait pour vendre certaines
oeuvres de Fikret Mualla. Un jour, j'y suis allez
avec mon amie. L'exposition regroupait une vingtaine
de tableaux du peintre, il s'agissait de la collection
privée du propriétaire de la boutique.
J'admirais les tableaux, et d'un coup qu'aperçois-je
? Celui que j'avais trouvé !!! Et bien dans
un cadre très chic. Je n'ai pas pu résister,
j'ai regardé le prix. Vingt mille francs !!!
Revenons
au bouquiniste d'Athènes ; le pauvre homme
fut très surpris lorsqu'il appris que c'était
du karamanli. "Mon grand-père n'arrête
pas de dire qu'il a en sa possession deux livre en
karamanli. Lorsqu'il va apprendre que je vous ai vendu
sans le savoir trois livre en karamanli, il va se
fâcher et être triste, mais d'un autre
côté il sera content de voir que quelqu'un
s'intéresse à cette langue."
Il
téléphonait à son grand-père
tout en me racontant tout ceci. Et comme il le prévoyait,
il était en colère parce que son petit-fils
n'avait pas différencier le karamanli du grec
ancien, et il s'est réjouis de savoir que d'autres
s'intéressait aux livres, et de ce fait à
cette région. Comme je l'imaginas et le souhaitais,
il voulut faire connaissance et m'invita chez lui.
La
décoration de sa maison faisait penser à
une maison typique d'Anatolie centrale. Ils avaient
recréé une atmosphère mystérieuse
orientale avec le mélange des meubles lourd
et noir en ébène, les tapis et les kilims
avec les photos des personnes âgées de
la famille. Kir Ahileas était un jeune homme
vigoureux de près de quatre vingt dix ans,
brun, les cheveux blancs touffus et aux moustaches
à la russe.
Depuis
son enfance, il mangeait au petit-déjeuner
de la farine de sésame au pekmez 5,
et consommait quotidiennement une certaine quantité
d'huile d'olive. De plus, il ne se passait pas un
jour sans qu'il boive son verre de vin rouge. Par
contre, il avait arrêté la cigarette
depuis une vingtaine d'années. Il était
de la région de Nigde et avait dans son village
deux-trois amis turcs de son âge 6.
Chaque année, c'était soit lui qui allait
là-bas, soit il invitait l'un deux au Piré...
Il
alla voir son village près de quarante après.
Bien que sa maison était détruite, il
retrouva presque toutes ses connaissances. En voyant
les dessins d'enfants, les lettres et les poèmes
accrochés au mur de sa chambre, je lui demanda
qui étaient ces enfants. "Mes petits-enfants"
me répondit-il sans s'attarder. Plus tard,
j'appris par son petit-fils (le bouquiniste) qu'il
avait fait construire une école dans son village
à Nigde. Il subvenait aussi à tous les
besoins de l'école. Correspondre avec les enfants
qu'il s'occupait de chacun d'eux à chacun de
ses visites était l'un des passe-temps qui
lui donnait du plaisir dans sa vie.
Lors
du dîner et pendant le café, nous avons
discuté longuement du karamanli. M'apprêtant
à sortir après avoir eu sa parole qu'il
raconterait un jour toute sa vie, il me mit entre
les mains l'un 7 des livres
en karamanli qu'il possédait. D'abord, je n'ai
pas voulu accepter. Mais lorsqu'il dit : "chez
nous ne pas accepter un cadeau, c'est ne pas accepter
l'amitié, n'oublie pas !", je n'ai pas
pu ouvrir la bouche. Je me suis éloigné
de là lentement, le livre à la main
et les larmes aux yeux. Et depuis, l'intérêt
que je portais déjà au karamanli ne
cessa d'augmenter. Aujourd'hui, j'ai le plaisir de
savoir que sept de ces livres si rares se trouvent
dans ma bibliothèque.
Quant
à savoir pourquoi il y a eu la nécessité
d'un tel "brassage" 8,
il y a plusieurs hypothèses. D'après
Kir Ahileas, les Grecs parlaient et comprenaient le
turc, mais ne pouvaient pas l'écrire. Vu la
complexité de l'alphabet arabe, cette situation
était aussi valable pour les Turcs. Ainsi,
les éditeurs avaient choisi cette méthode
pour informer les Grecs sur certains sujets. En outre,
si vous jetez un coup d'il sur le contenu des livres,
vous y verrez des livres de références.
Il y a toute sorte de livres : de la sériciculture,
des techniques d'irrigation, de la vie du prophète
Mahomet, aux paroles de Saint Paul : "Hikaye-i
Sah Ismail", "Abdulhamid", "La
Prise de Constantinople", "La Sériciculture",
"Ibadetname" 9,
"Les Histoires du Célèbre Nasreddin
Hodja", "L'Agriculture et les Engrais Chimiques"...
D'un autre côté, il n'est pas pensable
qu'ils visent toute la communauté. Il semble
logique que la catégorie visée était
les intellectuels et les représentants religieux,
culturels et politiques de la communauté grecque
de l'Empire ottoman. Le livre le plus ancien en karamanli
que l'on connaisse est daté de 1718. la publication
en karamanli a perduré jusqu'aux échanges
de populations turco-grecs ((1924-1925), c'est un
phénomène étrange qui a duré
deux siècle... Je pense qu'il s'agit là
aussi d'un marque de tolérance, de liberté
religieuse et culturelle qui existait dans l'Empire
ottoman.
Lorsqu'on
lit un livre en karamanli, c'est comme si on fusionnait
avec les deux langues. C'est un sentiment beau et
rare que tirer une signification turque en lisant
des lettres grecques. Ceci est valable aussi pour
ce qui concerne le turc ancien [ottoman], mais, peut-être
à cause de l'habitude créée par
le temps, on ne ressens pas ce genre de sensations
!!! J'attribue au prestige et aux savoirs-faire des
habiles commerçants karamanlis le fait que
le nom de cette langue ne soit pas turco-grecque.
Je pense que certains se souviendront des vieux vinyles
ventant les mérites des commerçants
karamanlis. Ces vinyles étaient tous des chefs-d'uvre
de facétie réalisés sur une légère
musique de fond, dans un style de mélodie populaire,
et retraçaient sur le mode de la satire les
événements de la vie quotidienne dans
un mélange de turc et de grec, en fait de l'argot
grec.
Aujourd'hui
si vous allez dans n'importe quelle ville de Grèce,
et si vous ouvrez un annuaire téléphonique,
vous trouverez des centaines de personnes au nom de
KARAMANLI. Presque tous sont des gens hospitaliers,
avec une grande finesse de langage : ils parlent turc
avec l'accent de leur région d'origine. La
vie qu'ils menaient en Turquie occupe une place importante
dans leurs discussions quotidiennes. Ces personnes,
qui subissent le délit de faciès en
Grèce, ont (malgré tout) établi
de profondes relations humaines lors de leur séjour
en Turquie, et ils ont créé un "mythe
de l'Asie Mineure" qui se raconte de génération
en génération.
Ilhan ALEMDAR
Traduction
Erhan POYRAZER
___________________________________
NOTES :
1.
Sentence (souvent satirique ou facétieuse)
passée en proverbe et souvent sans signification).
2.
"Hassan l'idiot, laisse-mois tranquille,
je n'en peux plus".
3.
"MANUEL D'ENSEIGNEMENT MORAL À L'USAGE
DES SOLDATS CHRÉTIENS OTTOMANS", écrit
par Leontios IKONOMOS, "Croyance en Dieu, fidélité
à la Patrie, hommage au souverain, obéissance
aux lois". Dersaadet [Constantinople], Imprimerie
du Patriarcat, 1911.
4.
- Ceza Kanunnamesi [Code pénal], Istanbul,
1839
- Yeni Çeriler [Les janissaires], Ahmed Midhad,
traduit par Yannis Gavriilidis, Istanbul, 1891
- Rüya Kitaki [Le livre des songes], Istanbul,
1885
5.
Moût de raison épaissi par coction
6.
Il parlait le turc avec l'accent de cette région.
7.
Méthode d'apprentissage de l'ottoman, I. Hloros,
Istanbul, 1900
8.
La langue est du turc, l'alphabet dans lequel est
écrite cette langue est le grec, et les Grecs
d'Anatolie sont la population visée.
9.
Livre de prière.